Dans notre monde actuel fait d’une si violente opposition entre gens riches et gens pauvres, entre pays riches et pays pauvres, l’éducation n’échappe pas à cette confrontation.

Face à la montée de radicalismes politiques ou religieux, le recours à l’enseignement apparaît comme le seul rempart à l’embrigadement des foules par la bêtise et la violence. L’école, en formant les esprits, permet aux plus défavorisés de ne plus subir leur sort, d’entrevoir un avenir fondé sur leurs connaissances et de ne pas céder aux pulsions destructrices où mène le désespoir.

Mais dans les pays riches, où l’éducation est devenu un objet de consommation courante, des expériences psycho-pédagogiques souvent farfelues, dénaturent le rôle essentiel de l’école qui est de fournir à chacun des fondamentaux pouvant l’aider à prendre en main son destin. L’outil essentiel de la démocratie républicaine apparaît désormais en panne.

Sans doute est-il temps de se remémorer les siècles de luttes qui, bien avant d’avoir voulu doter les citoyens de droits politiques, ont voulu leur donner le droit à la dignité par la connaissance.

Dans l’Antiquité, l’enseignement de la philosophie et des mathématiques chez les Grecs, celui du droit chez les Romains, avaient pour but de former l’élite afin qu’elle puisse occuper les plus hautes charges de l’État en ayant le sens du bien commun. Ainsi, la hantise de Platon, comme celle de la pensée grecque en général, c’est le scandale de la division et de l’individualisme. Pour lutter contre ces dérives, il estime que l’éducation des citoyens appelés aux hautes fonctions doit être permanente et progressive, de l’éphébie à l’âge mûr, et qu’elle ne doit avoir d’autre but que de parvenir à la perfection de la raison.

Le Moyen-âge européen, dominé par le christianisme, confia à l’enseignement la formation des clercs chargés à la fois du maintien du dogme, de l’encadrement des fidèles et éventuellement de conseiller les puissants. Deux maximes apocryphes, plus ou moins tirées de saint Augustin (voire de Tertullien), dominent alors la pensée: credo ut intellegam (je crois afin de comprendre) et credo quia absurdum (je crois parce que cela dépasse l’entendement). La foi était non seulement l’ultima ratio, la raison ultime, mais aussi un moyen supérieur à la raison pour parvenir à l’intelligence des choses. Aussi bien, en dehors de la théologie, l’histoire est-elle le livre majeur d’éducation car, à la fois transmission et tradition, elle est l’incarnation des desseins de Dieu pour les hommes.

La Réforme et la Renaissance ont développé l’idée de conscience individuelle: l’enseignement est désormais moins une transmission de savoirs statiques que la capacité donnée à chacun de former son propre point de vue. Avec Luther, l’importance donnée à la conscience individuelle du chrétien se substitue à la soumission aux enseignements des prêtres. La libération de la raison humaine fut alors le premier pas du long cheminement vers la liberté individuelle. L’enseignement devint logos spermatikos, semence de raison.

Toutefois, la Réforme désespéra à son tour les humanistes qui ne se reconnurent pas, selon le mot de Stefan Zweig, dans “ces Savonarole, ces Calvin et ces John Knox qui veulent tuer la beauté sur terre et transformer le monde en une institution de morale”.

On se rendit alors compte qu’il ne pouvait y avoir liberté de raisonner s’il n’y avait pas liberté de pensée: tant que la raison sera arrimée, d’une façon ou d’une autre, à un dogme, ce dernier finira toujours par la subjuguer au nom de vérités aussi subjectives qu’indémontrables. Ce fut l’œuvre de René Descartes (1596-1650), au nom de la philosophie, d’affirmer le clivage entre la foi et la pensée. Alors que l’une est purement individuelle et du domaine privé, l’autre, sécularisée, permet à l’homme d’être dans le monde.

Il revint à l’Anglais John Locke (1632-1704) d’être l’un des premiers à considérer que l’enseignement n’est pas qu’instruction, mais qu’il doit aussi se faire éducation pour habituer l’homme à la tolérance et ce, dès son plus jeune âge. Pour lui, philosophie et politique doivent avoir la même finalité: la liberté et le bonheur qui assurent la paix, l’harmonie et la sécurité de la société. Or, s’il sépare rigoureusement le religieux du temporel, il affirme hautement la nécessité de la tolérance religieuse, refusant catégoriquement le fanatisme et le prosélytisme car la morale est, pour lui, supérieure à la religion. Il fixe alors à l’enseignement la noble tâche non seulement d’instruire, mais aussi de former : “Penser et agir noblement ne suffit pas. L’enfant doit tout d’abord apprendre à ne pas vouloir froisser les susceptibilités de ses voisins, puis à se comporter toujours en société avec aisance et affabilité. Il ne doit jamais faire le dédaigneux, ni par son comportement trahir son mépris, car en le faisant il se trahit lui-même. L’homme modeste, le vrai gentleman, est celui qui se connaît et qui s’apprécie à sa propre valeur. C’est en se connaissant qu’on arrive à connaître les autres et à se montrer tolérant en tout et dans toutes les circonstances imaginables”.

En France, Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794) adepte de Voltaire et de Rousseau, fut le grand théoricien du rôle de l’école au début de la Révolution. Pour Condorcet, elle est le moyen initial d’assurer l’égalité entre les citoyens : “Offrir à tous les individus de l’espèce humaine les moyens de pourvoir à leurs besoins, d’assurer leur bien-être, de connaître et d’exercer leurs droits, d’entendre et de remplir leurs devoirs ; assurer à chacun d’eux la facilité de perfectionner son industrie, de se rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé, de développer toute l’étendue des talents qu’il a reçus de la nature, et par là établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi : tel doit être le premier but d’une instruction nationale et, sous ce point de vue, elle est pour la puissance publique un devoir de justice”.

La tolérance religieuse désormais inscrite dans la loi permettant à chacun de choisir son culte, il estime, en digne fils des Lumières, que l’école doit donc être d’une stricte laïcité en matière de morale et de religion: “Les principes de la morale enseignés dans les écoles et dans les instituts, seront ceux qui, fondés sur nos sentiments naturels et sur la raison, appartiennent également à tous les hommes. La Constitution, en reconnaissant le droit à chaque individu de choisir son culte, en établissant une entière égalité entre tous les habitants de la France, ne permet point d’admettre, dans l’Instruction publique, un enseignement qui, en repoussant les enfants d’une partie des citoyens, détruirait l’égalité des avantages sociaux, et donnerait à des dogmes particuliers un avantage contraire à la liberté des opinions. Il était donc rigoureusement nécessaire de séparer de la morale les principes de toute religion particulière, et de n’admettre dans l’Instruction publique l’enseignement d’aucun culte religieux. Chacun d’eux doit être enseigné dans les temples par ses propres ministres. Les parents, quelle que soit leur opinion sur la nécessité de telle ou telle religion, pourront alors sans répugnance envoyer leurs enfants dans les établissements nationaux ; et la puissance publique n’aura point usurpé sur les droits de la conscience, sous prétexte de l’éclairer et de la conduire. D’ailleurs, combien n’est-il pas important de fonder la morale sur les seuls principes de la raison ! Quelque changement que subissent les opinions d’un homme dans le cours de sa vie, les principes établis sur cette base resteront toujours également vrais, ils seront toujours invariables comme elle ; il les opposera aux tentatives que l’on pourrait faire pour égarer sa conscience ; elle conservera son indépendance et sa rectitude, et on ne verra plus ce spectacle si affligeant d’hommes qui s’imaginent remplir leurs devoirs en violant les droits les plus sacrés, et obéir à Dieu en trahissant leur patrie”.

Désormais, nul ne pourra s’exempter de ses devoirs civiques au nom de ses devoirs religieux, les premiers étant du domaine public, ignorent les seconds qui sont du domaine privé. La loi religieuse ne saurait en aucune manière prévaloir sur la loi de l’État.

L’idée de sécularisation de l’enseignement connut son parachèvement en France à la fin du XIXe siècle. Ferdinand Buisson (1841-1932), cofondateur de la Ligue des droits de l’Homme, fut l’un des grands initiateurs de la laïcité républicaine. Il rappelle que : “Ce n’est que par le lent travail des siècles que peu à peu les diverses fonctions de la vie publique se sont distinguées, séparées les unes des autres et affranchies de la tutelle étroite de l’Église. La force des choses a de très bonne heure amené la sécularisation de l’armée, puis celle des fonctions administratives et civiles, puis celle de la justice. Toute société qui ne veut pas rester à l’état de théocratie pure est bien obligée de constituer comme forces distinctes de l’Église, sinon indépendantes et souveraines, les trois pouvoirs législatif, exécutif, judiciaire. Mais la sécularisation n’est pas complète quand sur chacun de ces pouvoirs et sur tout l’ensemble de la vie publique et privée le clergé conserve un droit d’immixtion, de surveillance, de contrôle ou de veto”.

À la fin du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle, cette limpidité d’intentions a été troublée par un fait nouveau : l’extrême hétérogénéité des populations scolarisées. Elle est d’ailleurs double; d’abord sociale par la démocratisation de l’enseignement; ensuite culturelle par l’arrivée de jeunes issus de cultures différentes. Or le système de promotion républicaine par l’école était jusqu’alors monolithique, destiné aux enfants des classes bourgeoises (de la petite à la grande bourgeoisie) et appartenant à une culture européenne de tradition judéo-chrétienne sécularisée. Aussi, dès 1964, Pierre Bourdieu (1930-2002) montre comment l’école, à tous les niveaux (primaire, secondaire et universitaire), loin d’être un instrument neutre d’éducation, est un puissant mécanisme de reproduction sociale qui confirme et renforce les inégalités par ses examens reposant sur des critères culturels spécifiques issus d’acquis sociaux ou familiaux. Les valeurs du système d’éducation ne sont donc que celles des classes dominantes dont les membres sont les héritiers privilégiés. On développa alors, au nom de bons sentiments coupables, les cultures originelles ou on encouragea des associations particularistes, ce qui constitua une grave atteinte à l’idée de nation. Ce sont “Les inconséquences dans la pratique de la laïcité, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions”, contre lesquelles Ferdinand Buisson mettait en garde les responsables de l’éducation dès 1911. C’est aussi le sens des critiques faites à Alain Finkielkraut à propos de qui le sociologue Michel Wieviorka parla de “républicano-communautarisme”, “contradictions entre un universalisme revendiqué et un communautarisme forcené” relevées aussi par Pascal Boniface.

L’Europe est désormais confrontée à cette opposition entre d’un côté l’idée de communauté nationale et de l’autre les courants influencés par le radicalisme anglo-saxon qui défendent le communautarisme au nom du droit à la différence et la liberté naturelle illimitée au nom de la démocratie. L’idée de volonté générale est ainsi battue en brèche par celle de liberté individuelle. À refuser le rôle assimilateur de l’école, on risque à terme de porter atteinte à l’idéal démocratique et à régresser aux temps antiques quand la société était composée de citoyens ayant la plénitude des droits et de métèques (μέτοικοι), hommes libres, vivant et commerçant dans une ville, mais à laquelle ils étaient et restaient étrangers.

Prof. Alain Blondy – Historian
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